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LEXIQUE & HISTOIRE DE L’ART (suite 3)

 

R É A L I T É S jhN O U V E L L E S

SALON RÉALITÉS NOUVELLES :

pour et contre l’Art Concret.
Par Domitille d’ ORGEVAL. (2000)

L’histoire du Salon des Réalités Nouvelles est celle d’un long et grand récit puisque fondé en 1946, il est aujourd’hui encore l’occasion d’un rassemblement annuel d’artistes. Créé par l’amateur d’art Frédo Sidès, sa spécifité tient à son entière et exclusive dévotion à l’abstraction et son principal mérite a été d’imposer cette forme d’expression comme courant artistique dominant dans la France de l’après-guerre.

A l’époque, en effet, l’art établi et officiel se place sous le signe de l’ “Ecole de Paris”, tandis que l’abstraction, synonyme pour beaucoup d’art étranger, est jugée suspecte et réfractaire à toute définition nationale.

En dépit de ce conservatisme ambiant, le contexte dans lequel émerge le Salon des Réalités Nouvelles n’est peut-être pas aussi défavorable qu’il n’y paraît. Capitale des arts, Paris jouit toujours de sa prestigieuse aura et continue d’exercer son pouvoir d’attraction auprès des jeunes artistes étrangers : allemands, suisses, nordiques, nord et sud-américains ne cessent d’affluer. La reconstruction, propice à la mise en œuvre de projets audacieux et inédits, donne un souffle novateur à la création artistique. Les galeries se font de plus en plus nombreuses (avec notamment les ouvertures des galeries Denise René, Colette Allendy, Lydia Conti, Arnaud, de nouvelles revues voient le jour (Art d’aujourd’hui, Cimaise), les critiques se livrent à des débats passionnés. Après les vicissitudes de l’occupation, l’heure est effectivement à l’engagement idéologique, à l’affrontement doctrinal ; les querelles de chapelles battent leur plein et très vite, à la question d’un art réaliste ou abstrait se substitue celle non moins polémique d’une abstraction “froide” ou “chaude”.

Dans ce débat, la position du Salon des Réalités Nouvelles (à ses débuts tout du moins) est sans équivoque : ayant pour principe d’être ouvert à tout ce qui ne représente pas la réalité, la tendance qui y domine est un art construit et rationaliste. Ce parti-pris, à l’issu de la campagne menée au début des années cinquante contre l’abstraction géométrique, portera un lourd et long préjudice au salon.

Le sort que lui a réservé la critique, en dehors des quelques rares et pertinentes études qui lui ont été consacrées (1) , est à cet égard manifeste : il n’est pas rare, en effet, que le Salon des Réalités Nouvelles soit considéré comme ayant été le fief d’une abstraction sclérosée et dépassée. Certes, comme toute organisation de ce type, ce salon n’a pas échappé à l’écueil de la quantité. Et s’il a eu à souffrir de la personnalité hégémonique de son vice-président Auguste Herbin, il a néanmoins permis à l’abstraction géométrique, en vertu d’une politique fondée sur la légitimation et axée sur l’internationalisation, de se développer dans le courant des années cinquante sous des formes fécondes et inédites.

“L’association dite du Salon des Réalités Nouvelles”, précise l’article premier de ses statuts ”a pour objet l‘organisation en France et à l’étranger d’expositions d’œuvres d’art communément appelé : art concret, art non figuratif ou art abstrait, c’est à dire d’un art totalement dégagé de la vision directe et de l’interprétation de la nature” (2). Dans ce même article, l’antériorité d’Abstraction-Création, mouvement artistique qui s’était développé à Paris dans les années trente, est également spécifiée (3). Le recours par les Réalités Nouvelles à la terminologie d’ “art concret”, rétablissant la dichotomie qu’instituait l’appellation Abstraction-Création, par ailleurs, est très significatif du contexte artistique dans lequel était né le Salon des Réalités Nouvelles. En effet, il renvoie à la polémique qu’avait déclenché l’exposition Art Concret organisée par la galerie René Drouin en juin 1945.

Modeste par la taille mais ambitieuse dans son propos, cette exposition constitua une étape importante dans l’histoire de l’abstraction géométrique française puisque pour la première fois depuis la Libération furent montrées des œuvres de Jean Arp, Sonia et Robert Delaunay, César Domela, Otto Freundlich, Jean Gorin, Auguste Herbin, Wassily Kandinsky, Alberto Magnelli, Piet Mondrian, Antoine Pevsner, Sophie Taeuber-Arp, Theo van Doesburg.

S’agissant donc de présenter un bilan de l’art non-figuratif c’était, à l’instar des expositions organisées par Max Bill (Zeitprobleme in der schweizer malerei und plastik, au Kunsthaus de Zurich en 1936, ou Konkrete Kunst à la Kunsthalle de Bâle en 1944), la conception élargie de l’art concret qui prévalait ici. Dans le catalogue de l’exposition, Jean Arp et un auteur anonyme présumé être Jean Gorin (4), expliquaient successivement, suivant le sens qu’avait attribué Théo van Doesburg au terme d’art concret, que celui d’art abstrait ne pouvait convenir car il désignait une réalité abstractisée et non la création d’un objet autonome : “Peinture concrète et non abstraite, parce que rien n’est plus concret, plus réel qu’une ligne, qu’une couleur, qu’une surface. C’est la concrétisation de l’esprit créateur” (5).

Ces précisions, si l’on en croit le débat qui anima le journal Art du mois de juin 1945 au mois d’août de l’année suivante (c’est-à-dire juste après le premier Salon des Réalités Nouvelles), ne surent guère convaincre : soit que certains en contestèrent le bien-fondé (pour Raymond Cogniat il ne s’agit là qu’un simple “changement d’étiquette”), soit que d’autres jugèrent la controverse un peu vaine (pour Frédo Sidès, “qu’importe, après tout, le nom ?” puisque les deux éminents protagonistes de l’art abstrait sont Kandinsky qui optait pour “concret” et Delaunay pour “abstrait”), voire inutile (pour Léonce Rosenberg, se sont “les hommes qui comptent, non les formules ou les étiquettes”) (6). Partant, le choix de substituer au nom “Abstraction-Création” celui de “Réalités Nouvelles” paraissait des plus judicieux : il mettait un terme à la polémique de l’art concret en même temps qu’il permettait de se prémunir contre toute attaque consistant à dévaloriser l’art abstrait par rapport à sa relation au réel. Plus encore, il autorisait la présence des différents courants de l’art non-figuratif, ouverture potentielle qui sera cependant la source de multiples dissensions au sein du salon.

 

L’expression “Réalités Nouvelles” a elle aussi sa petite histoire ; née sous la plume d’Apollinaire en 1912, elle avait donné son nom à une exposition organisée par Frédo Sidès et le critique d’art Yvanhoé Rambosson à la Galerie Charpentier à Paris en 1939.

Divisée en trois volets, elle avait l’ambition d’offrir “un tableau synoptique de l’évolution esthétique et technique d’un art totalement dégagé de la vision directe de la nature”. (7)

La reprise par Frédo Sidès de son intitulé permettait de démontrer l’existence d’une filiation, et plus même, d’une certaine tradition abstraite ; tentative qui peut être jugée à la fois vaine et nécessaire si l’on rappelle que la seule exposition officielle ayant jusqu’alors fait honneur à l’art abstrait était Origines et développement de l’art international indépendant, organisée par le Musée du Jeu de Paume dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1937. (8)

De fait, il n’est guère surprenant que le premier salon se soit déroulé sous l’égide d’un comité rassemblant des personnalités sans activité artistique : présidé par Andry Farcy, le célèbre conservateur du Musée de Grenoble, il avait pour secrétaire Nelly Van Doesburg, et pour membre la galeriste Marie Cuttoli, le directeur du journal Art Raymond Cogniat, l’acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault, le Dr. Paul Viard (mécène qui avait confié avant la guerre la décoration de son appartement à Robert Delaunay). A ce patronnage officiel répondait l’hommage rendu aux maîtres disparus de l’abstraction : Robert Delaunay, Raymond Duchamp-Villon, Vikking Eggeling, Otto Freundlich, Wassily Kandinsky, El Lissitzky, Kasimir Malevitch, Piet Mondrian, Yvanhoé Rambosson, Vladimir Baranoff-Rossiné, Sophie Taeuber-Arp, Georges Valmier. Leurs oeuvres, auxquelles il convient d’ajouter celles des pionniers de l’abstraction encore vivants (Willi Baumeister, Etienne Béöthy, Jean-Gabriel Chauvin, Félix Del Marle, Sonia Delaunay, César Domela, Adolf Fleischmann, Albert Gleizes, Jean Gorin, Henri Hamm, Auguste Herbin, André Heurtaux, Frantisek Kupka, Lempereur-Haut, Jean Leppien, Alberto Magnelli, Henri Nouveau, Antoine Pevsner, Francis Picabia, Henry Valensy, Georges Vantongerloo), apportaient une caution historique à cette première manifestation.

Le Salon des Réalités Nouvelles n’a acquis sa véritable identité que lors de sa deuxième année d’existence. Doté d’un comité directeur constitué cette fois-ci essentiellement d’artistes, il avait Frédo Sidès pour président-fondateur, tandis qu’ Auguste Herbin et Félix Del Marle y exerçaient les fonctions de vice-président et de secrétaire général (jusqu’en 1951). Honoré-Marius Bérard avait été nommé trésorier, Etienne Béöthy et César Domela commissaires aux comptes. On trouvait en qualité de membres : Jean Arp, Gilbert Besançon, Sonia Delaunay, Jean Dewasne, Albert Gleizes, Jean Gorin et Antoine Pevsner. (9)

Afin que la crédibilité du salon et d’une manière plus générale, celle de l’art abstrait, ne soit pas entamée, il fut décidé que ne pourront être membres sociétaires uniquement les artistes ayant fait preuve durant “trois années successives de fidélité dans les arts non- figuratifs”. L’ensemble de ces précautions n’empêcheront pas les Réalités Nouvelles d’être en proie à des critiques dès sa troisième année d’existence. Ainsi, René Massat, tout en soulignant dans son compte-rendu du salon de 1948 le succès de l’entreprise (le nombre de participants, en deux ans, était passé de 89 à 366 ), déclarait que “le temps de l’élagage est venu (...) trop de jeunes peintres encore paraissent être venus à l’art abstrait sous une impulsion anarchique, une phase d’indépendance esthétique, plus sensible que pensée” . (10)

Les mois qui suivirent le salon de 1948 auront donc été l’occasion d’une mise au point : un questionnaire fut envoyé à tous les membres sociétaires en vue de publier dans un deuxième temps un manifeste rendant compte de leurs aspirations (11). Fruit d’une collaboration entre Auguste Herbin et Félix Del Marle (12), ce manifeste dénonçait en premier lieu le désintérêt des institutions françaises pour les oeuvres abstraites dont témoignait l’obligation d’organiser le salon pendant les grandes vacances (13) ainsi que l’éviction systématique de l’art abstrait des grandes manifestations telles que la biennale de Venise.

Il réagissait aussi vivement à l’anathème lancé contre l’abstraction par le Parti Communiste lequel, s’étant aligné sur les théories du soviétique Jdanov, estimait que seul le réalisme socialisme était valable en art et en littérature. Enfin et surtout, il entendait mettre un terme à la confusion qu’avaient généré les présences aux salons de 1947 et 1948 d’artistes pratiquant une abstraction plus spontanée (Jean-Michel Atlan, Christine Boumeester, Camille Bryen, Georges Collignon, Hans Hartung, Serge Poliakoff, Emile Malespine, Georges Mathieu), en procédant à une redéfinition de l’abstraction suivant des critères plus précis que ceux initialement promulgués. Ainsi, la seule abstraction défendable était celle qui appartenait aux domaines de l’expression réfléchie et de la régularité euclidienne, en bref, celle qui répondait aux préceptes énoncés par Auguste Herbin dans son livre L’Art non figuratif non objectif publié la même année chez Lydia Conti. Ce formalisme dogmatique entrainera un vent de contestations, tant du côté des partisans de l’abstraction “lyrique” que de celle “géométrique”. En effet, aux protestations attendues de Gérard Schneider, Pierre Soulage et de Hans Hartung (14), aux démissions prévisibles de Jean-Michel Atlan, Camille Bryen, Gérard Vulliamy, et de Georges Mathieu, s’ajoutèrent celles plus surprenantes d’Alberto Magnelli, Albert Gleizes, Jean Deyrolle et de Jean Dewasne (15). En dépit de ces incidents, les adeptes d’une peinture nette, ordonnée et cloisonnée se firent dans les années qui suivirent la publication du manifeste de plus en plus nombreux ; parmi eux étaient Cicero Dias, Olle Baertling, Éric H. Olson, Richard Mortensen, Jo Delahaut, Henri Lhotellier, Nicolaas Warb, Robert Fontené, Georges Folmer ou bien encore Aurélie Nemours, Fély Mouttet, Olive Tamari, Meiffret, Mathis, Georges Canguilhem. Le ralliement de ces artistes aux préceptes de la “non-objectivité”, qu’il se soit effectué de manière passagère ou durable, originale ou stérile, ne trahissait pas moins les influences décisives de Vassily Kandinsky, Alberto Magnelli et de César Domela.

Cependant, l’ascendant d’Auguste Herbin, joint à la création de l’ ”atelier d’Art Abstrait” en 1950 par Edgar Pillet et Jean Dewasne (16), suscita par son caractère dogmatique maintes polémiques et réactions hostiles. Ainsi, tandis que Charles Estienne dans son pamphlet L’Art abstrait est-il un académisme ? (17) dénonçait “l’esthétique picturale du plan coupé et de l’aplat” comme étant la “nouvelle routine, (la) nouvelle usure de l’oeil et de l’esprit”, Léon Degand, fervent défenseur de l’abstraction géométrique répondait dans les colonnes d’Art d’aujourd’hui de façon moins péremptoire qu’on ne l’a souvent dit : “la mauvaise peinture ce n’est pas la “froide” ni la bonne peinture la “chaude”. Ingres, Seurat, Juan Gris, Mondrian sont “froids”. N’est pas “froid” qui veut. En art, la froideur comme la chaleur est une forme de tempérament. Il n’y a pas de mauvais principe. Il n’y a que de mauvais peintres (...) et dans tous les secteurs de peinture” (18).

Dans ce contexte de crise, la création par Félix Del Marle d’une section “architecture” à l’occasion du salon de 1950 apparut pour beaucoup comme des plus salutaires. Entendant concrétiser l’idéal de synthèse des arts qui avait été au coeur de l’entreprise de stijlienne et du constructivisme, ce dernier avec Jean Gorin et sa collaboratrice Servanes, consacrait depuis la fin de l’année 1948 l’essentiel de ses expérimentations plastiques à la question de l’intégration de la couleur dans l’architecture. Tous ceux qui entendaient comme Félix Del Marle “s’évader du tableau de chevalet” (19) étaient invités à participer à la nouvelle aventure. L’expérience s’avéra concluante et fut renouvelée l’année suivante tant et si bien qu’un critique averti baptisa la section “Salle Espace” (20).Toutefois, les oeuvres exposées ne présentaient pas toujours une réelle intégration des arts puisque se côtoyaient les constructions spatiales de Jean Gorin, Servanes, Nicolas Schöffer, les sculptures polychromées d’André Bloc ou de Georges Folmer, les maquettes d’architecture de Mazet, Pierre-Martin Guéret, Félix Del Marle, Jean Gorin et Servanes ainsi que les décorations murales de Nicolaas Warb et d’Aagaard Anderseen. Cette coexistence encombrait quelque peu Del Marle si l’on en croit ces lignes adressées à Jean Gorin : “Vois-tu, il y a deux tendances qui sans être hostiles, sont tout de même, tant d’esprit qu’en manifestations, totalement différentes (...). Il y a d’une part, la tendance objet, tendances à manifestations que je dirai “gratuites” qui vient de Calder, Moholy, etc. Et puis il y a “nous” la tendance architecturale, rationnelle, avec toutes les importantes et fatales et heureuses conséquences sur le plan social par ex. Alors tôt ou tard, nous quitterons les “objets” pour une section “architecture” (21). Tandis qu’aux salons des Réalités Nouvelles des années suivantes le nombre de sculptures et constructions spatiales réalisées dans la veine de Jean Arp ou d’Antoine Pevsner “explosait”, la séparation souhaitée par Félix Del Marle était devenue effective avec la constitution du groupe Espace en octobre 1951 (22). Créé à l’initiative de Félix Del Marle et du fondateur des très influentes revues L’Architecture d’aujourd’hui et Art d’aujourd’hui André Bloc (23), ce groupe entendait rallier sous le mot d’ordre “la plastique d’abord !“ les peintres, sculpteurs et architectes qui entendaient “par d’effectives réalisations (participer) à une action directe avec la communauté humaine” (24). Cette mission utopique, au message social fort gagna la cause des plus grands créateurs de l’époque puisque se rallièrent au groupe Fernand Léger, Sonia Delaunay, Etienne Béöthy, Piero Dorazio, mais aussi Burgoyne Diller, Victor Vasarely, Jean Dewasne, Jean Leppien, Richard Neutra, André Bruyère, Bernard-Henri Zehrfuss, Jean Prouvé...

Si certains ont vu dans la création du groupe Espace une issue un peu facile à la crise que traversait l’abstraction géométrique, force est de constater qu’elle constitua une alternative féconde: son action, relayée par les revues d’ André Bloc (25), en effet, fut à l’origine de l’importance que revêtit ce thème dans la culture des artistes et architectes des années cinquante. De même, les expérimentations architecturales qu’exposèrent Servanes, Félix Del Marle et Jean Gorin à la fin des années quarante au Salon des Réalités Nouvelles ont constituées le point de départ d’une tendance “néo-constructiviste” à laquelle se sont ralliés nombres d’artistes dont Joost Baljeu, John Mac Hale, Anthony Hill, mais aussi Stephen Gilbert et l’architecte situationniste futur membre du mouvement Cobra, Constant. Enfin, la création de succursales étrangères dans les années cinquante (constitution d’un groupe Espace en Belgique autour de Jo Delahaut, en Suisse autour de Walter Bodmer, en Italie autour de Gillo Dorfles, en Angleterre autour de Paule Vezelay ainsi qu’en Finlande et en Tunisie), si elle n’a pas toujours conduit à des très expériences convaincantes, aura pour le moins permis de réunir sous une même bannière les différentes tendances internationales de l’art constructif. A l’inverse de ses principaux concurrents, le Salon des Indépendants ou le Salon de Mai, le Salon des Réalités Nouvelles n’entendait pas limiter son entreprise à une exposition annuelle d’artistes de même tendance. En tant que successeur digne d’Abstraction- Création, il désirait effectivement donner une ampleur internationale à ses manifestations.

La publication d’un cahier annuel à partir de 1947 (26) sur le modèle de ceux d’Abstraction- Création répondait à cette politique de large diffusion et contribuera d’ailleurs à sa renommée hors frontières. De même, le comité d’honneur constitué en 1948 comprenait dans ses rangs plusieurs personnalités étrangères dont Palma Bucarelli, directrice de la galerie nationale d’Art moderne, Solomon R. Guggenheim, fondateur du Museum of Non Objective Art de New-York, ou bien encore le professeur d’esthétique Matila C. Ghyka. En vue de favoriser les échanges avec l’étranger, galeristes, critiques, directeurs de musée, mais aussi collectionneurs furent sollicités dès la première année d’existence du salon.

Une lettre de Léonce Rosenberg datant du 17 octobre 1946 est, à cet égard, très significative : “Mon cher Sidès, je m’occupe et vais m’occuper de rassembler l’adhésion des peintres abstraits non figuratifs italiens, anglais, belges et américains au Salon des Réalités Nouvelles. Je les mettrai directement en rapport avec notre ami Herbin” (27). Dans le même temps, l’entrée en contact avec le salon de l’architecte Alberto Sartoris, de l’artiste et directrice du Guggenheim Hilla Ribay, ou bien encore du fondateur dugroupe Allianz Leo Leuppi laissent entendre que tous les réseaux d’Abstraction-Création avaient été réactivés. Ainsi, un grand nombre d’artistes étrangers rassemblés dès la deuxième année du salon étaient issus ou fédérés par es membres de l’ancienne association : on trouvait les anglais Paule Vezelay, Barbara Hepworth et John Wells, les italiens Bruno Munari, Galliano Mazzon, Mario Radice, Manlio Rho, et le jeune Ettore Sottsas (28), ainsi que les américains Hilla Rebay, Rudolph Bauer, Perle Fine, Marlow Moss, Ilya Bolotowsky, Jean Xceron, G. L. K. Morris, Alice Mason et Robert Motherwell (29). Qui plus est, les oeuvres de ces artistes, oscillant entre un constructivisme strict et un biomorphisme teinté de surréalisme, prolongeaient pleinement l’esprit d’ouverture d’Absraction-Création. Les absences des suisses du groupe Allianz (exceptée LiliErzinger, présente dès le salon de 1946) s’expliqueraient par les prérogatives que Max Bill, suivant une habitude qui lui était chère, avait tenté en vain d’obtenir. Dans une lettre à Frédo Sidès, ce dernier, en effet, après avoir taxé le salon de “chef d’oeuvre de dilletantisme” et rediscuté point par point les conditions de la venue du groupe suisse, demandait à être désigné “membre de liaison du comité central pour les affaires suisses”. Jugeant l’ensemble de ces remarques particulièrement déplacées, Frédo Sidès dans sa réponse à l’artiste zurichois rappelait qu’il “ne (représentait) pas le Salon pour la Suisse” et que le Comité entendait bien rester “maître de la situation” (30). Ce petit incident n’a cependant compromis en rien la participation des concrets suisses aux salons à venir, sinon que Jean Arp fut, de manière très symbolique, chargé des relations avec ce pays.

Le salon de 1948 par sa participation étrangère massive (dix-sept nations étrangères étaient représentées), atteste le succès de l’entreprise. Cette internationalisation, apparaissant dans le livret du salon (les envois étaient classés par nationalité et non plus par simple ordre alphabétique), avait été célébrée très solennellement par Félix Del Marle dans une circulaire du comité datée du 12 mars 1948 : “nous appelons votre attention sur le fait très important que notre prochain salon comprendra une brillante participation de toutes les nations et qu’il aura lieu en même temps et à proximité des assises de l’ONU” .

De même, un schéma retraçant l’histoire et le développement de l’abstraction de l’ “Impressionisme” jusqu’au “Salon des Réalités Nouvelles” avait été publié dans le cahier des Réalités Nouvelles de cette année ; d’esprit très “Barriste” (31), il mettait en avant les origines internationales du salon non sans exagérer le rôle joué par la France dans leur développement (32). A partir de cette année 1948 et jusque dans la deuxième moitié des années cinquante, le Salon des Réalités Nouvelles ouvrit ses portes à un grand nombre d’artistes étrangers. Beaucoup d’entre-eux, n’étant pas introduits dans le petit cénacle de l’abstraction parisienne, n’eurent dans un premier temps que les murs du salon comme lieu d’accueil.

Ainsi l’art abstrait contemporain allemand, marginalisé depuis que les nazis avaient taxé l’art non-figuratif de “dégénéré”, eut droit de cité pour la première fois au salon des Réalités Nouvelles de 1948. Les artistes participant, Willi Baumeister (présent toutefois dès le premier salon), Julius Bissier, Hubert Berke, Rupprecht Geiger, Otto Ritschl et Fritz Winter avaient été réunis par Ottomar Domnick ; surnommé le “colporteur de l’art français” (33), ce médecin psychiatre de Stuttgart avait constitué une remarquable collection d’art abstrait allemand et français. Le salon de 1948 fut d’ailleurs l’occasion pour ce dernier de découvrir et d’acquérir les oeuvres de certains peintres allemands habitant la France tels que Hans Hartung (auquel il consacra l’année suivante une étude monographique) et Jean Leppien. En 1949, la collection du Dr Domnick fut montrée dans neuf villes allemandes de la trizone sous l’intitulé Les forces créatrices dans la peinture abstraite. Les peintres français exposés, Félix Del Marle, Pierre Soulages, Hans Hartung, Francis Bott, César Domela, Auguste Herbin, Kupka, Jean Piaubert, Gérard Schneider et Jean Villeri, étaient tous membres des Réalités Nouvelles (34). Si l’on excepte les participations régulières aux différents salons de Jean Leppien, Adolf Fleischmann, Jeanne Kosnick-Kloss, Leo Breuer, Max Hermann Mahlmann, Horst Egon Kalinowski, Hans Hartung, Wols, le public français aura eu peu d’occasions de découvrir l’art abstrait allemand. Le numéro spécial “Allemagne” de la revue Art d’aujourd’hui parut en août 1953 contribua à combler partiellement cette lacune ; à travers les différents articles du critique Grote Schiffconsacrés à la jeune peinture (35), on pouvait mesurer l’ascendant exercé par Hans Hartung et Pierre Soulages sur Juergen von Huendeberg et K. R. H.

Soenderborg, ainsi que celui d’Auguste Herbin sur Hildegard Stromberger, Willi Breest (décédé en 1952) et Max Hermann Mahlmann. Ces trois derniers artistes, se réclamant de la tradition constructiviste, avaient constitué en 1949 à Hambourg le Gruppe ; avec Albrecht, Fruhtrunk, Piper, et Ris, ils exposèrent chez Denise René en 1958.

L’Italie, défendue de 1948 à 1952 au sein du comité d’honneur par Palma Bucarelli, était représentée au salon de 1948 par Piero Dorazio, Achille Perilli, Giulio Turcato, Pïetro Consagra, Mino Guerrini, Lucio Fontana (qui exposait un tableau-sculpture des années trente) et Ettore Sottsass. Les cinq premiers artistes étaient tous membres de Forma 1, groupe romain d’obédience marxiste qui avait été marqué successivement par les artistes de l’ “Ecole de Paris” (Jean Bazaine, Maurice Estève, Jean Le Moal, Alfred Manessier) ainsi qu’Auguste Herbin et Alberto Magnelli (36); ce groupe présentait de nombreuses affinités avec les Réalités Nouvelles, tant par ses prises de positions contre les théories de Jdanov que par ses réactions à l’emprise hégémonique de Max Bill (37) . Dans les mois qui suivirent le salon de 1948, l’ensemble des ces artistes allaient rejoindre les milanais Gianni Monnet, Gillo Dorfles, Bruno Munari, Atanasio Soldati, Lucio Fontana, Augusto Garau,Galliano Mazzon, Ettore Sottsass et de Luigi Veronesi dans le cadre de la Mostra delle 12 stampe a mano della 1a cartella d’arte concreta . Cette exposition qui s’était déroulée à la libraire- galerie Salto de Milan constitua l’acte de naissance du Movimento Arte Concreta (MAC), groupe milanais qui, dans les années à venir, allait fédérer toutes les tendances de l’art abstrait italien et ce, sans exclusive de style. En effet, s’affilieront au MAC milanais le groupe florentin Arte d’Oggi florentin (fondé en 1946 par Vinicio Berti, Bruno Brunetti, Alvaro Monnini, Gualtiero Nativi ainsi que par Silvano Bozzolini et Berto Lardera qui vivaient tous deux à Paris), le groupe romain de L’Art Club (fondé par Joseph Jarema et Enrico Prampolini en 1945), le Spazialismo (crée en 1947 par Fontana), le groupe Origine (initié en 1949 par Alberto Burri et Ettore Colla) ou bien encore le Movimento Arte Nucleare (fondé par Enrico Baj, Sergio Dangelo et Joe Colombo en 1951) (38). Dans le même temps, des MAC fleurissaient dans les différentes villes d’Italie (genêvois, turinois, vénitien, romain, napolitain). Les liens de ces différents groupes avec la France, de la fin des années quarante jusqu’à la fin des années cinquante auront été multiples (39). Tandis que certains de leurs membres continueront à exposer aux Réalités Nouvelles (hormis les participations assez régulières de Mario Nigro, Nino di Salvatore, et des parisiens d’adoption Renato Righetti et Silvano Bozzolini, on note en 1950, 1951 et 1952, les présences réitérées de Galliano Mazzon et Gianni Monnet, ainsi que celle plus rares de Bruno Munari et Piero Dorazio), d’autres organiseront en Italie des expositions auxquelles des artistes français seront invités à participer.

La première de celles-ci, organisée par le groupe Arte d’Oggi, s’était déroulée en 1949 au Palais Strozzi à Florence ; la deuxième, intitulée Arte astratta italiana e francese organisée par Palma Bucarelli et L’Art Club de Rome s’était tenue à la galerie nationale d’Art moderne de Rome. Ces deux expositions, en dépit des quatre années qui les séparaient, offraient une sélection d’artistes à peu près semblable. Du côté italien, on trouva les présences consécutives des membres d’Arte d’Oggi, des romains Piero Dorazio, Mino Guerrini et Achille Perilli (qui avaient entre- temps ouverts la galerie-librairie de L’Âge d’Or), des membres-fondateurs du MAC milanais ; en 1953, s’ajoutèrent à cette liste les anciens du groupe Forma Pietro Consagra, Giulo Turcato, les fondateurs de L’Art Club, le turinois Albino Galvano, le napolitain Guido Tatafiore ainsi qu’Ettore Colla du groupe Origine. Il en résultait un ensemble assez éclectique, revendiqué cependant comme tel par le théoricien du MAC Gillo Dorfles: “la jeune génération italienne est aussi éloignée du constructivisme et du géométrisme suisse qu’elle l’est du surréalisme américain (expressionisme abstrait) ” (40). Du côté français, les artistes sélectionnés étaient ceux qui gravitaient autour des galeries Denise René, Colette Allendy, et encouragés par la revue d’André Bloc ; il s’agissait en 1949 des italiens et parisiens d’adoption Berto Lardera, Silvano Bozzolini, Renato Righetti, de Jean Dewasne, Jean Deyrolle, Émile Gilioli, Jean Piaubert, Serge Poliakoff, Marie Raymond, Victor Vasarely ; en 1953 de Jean Arp, André Bloc, Sonia Delaunay, Cicero Dias, Auguste Herbin, Jean Leppien, Alberto Magnelli, Richard Mortensen, Edgard Pillet, et à nouveau de Silvano Bozzolini, Jean Dewasne, Jean Deyrolle, Serge Poliakoff et Victor Vasarely.

L’exposition de 1953 eut pour conséquence immédiate la fondation de L’Art Club de Paris (son président était Fernand Léger puis Jacques Villon ; ses vice-présidents Sonia Delaunay et André Bloc ; son secrétaire général Edgard Pillet ; Deyrolle et Falchi comme membres du comité tandis que Jarema était “délégué pour la Côte d’Azur”), lequel organisa en 1956, à la galerie Matarasso de Nice et avec le soutien de Denise René, en réaction à l’abstraction “tachiste”, l’exposition Art abstrait constructif. Enfin, en 1954 la galerie Forme de Roquebrune dirigée par Bernard Marange avait accueilli, par l’intermédiaire de Jean Leppien, L’Art Club de Rome. André Bloc qui avait trouvé chez ses homologues italiens la même inclination pour l’idéal de synthèse des arts, leur avait très vite accordé une place privilégiée dans sa revue (notamment avec la parution en 1951 d’un numéro spécial “Italie”) (41). Si les articles qui rendaient compte de l’art abstrait italien, signés alternativement Léon Degand, André Bloc, mais aussi Piero Dorazio, Gillo Dorfles, ou Mino Guerrini, n’échappaient pas toujours à la partialité (42), ils furent néanmoins l’occasion de découvrir certaines réalisations marquantes de l’époque telles que le luminaire spatial au néon qu’avait réalisé Lucio Fontana pour la IXe Triennale de Milan (43) ou bien encore les Machines inutiles et les Négatifs-Positifs de Bruno Munari (reproduits en 1951 dans le cahier n° 5 des Réalités Nouvelles et en couverture du numéro consacré à l’Italie) (44) . En retour, certaines revues d’avant-garde italiennes, et le bulletin du MAC plus particulièrement se montrèrent soucieuses de l’actualité de l’art abstrait français : ainsi, le premier numéro de ce bulletin parut en novembre 1951 avait publié dans son intégralité le manifeste-fondateur du groupe Espace (signé par les italiens Piero Dorazio, Silvano Bozzolini et Berto Lardera - ces deux derniers habitant la France) ; Léon Degand et Michel Seuphor avaient été sollicités pour collaborer au numéro 4 de la revue Spazio (juin 1951) ; enfin et plus indirectement, la revue Arte Visive fondée par Piero Dorazio en 1952 dans le cadre du mouvement Origine mettait dans son deuxième numéro à l’honneur le thème de la synthèse des arts en s’intéressant à Le Corbusier, au Bauhaus, ainsi qu’à la Hochschule für Gestaltung d’Ulm fondée en 1951 par Max Bill et Otl Aicher. De fait, la création en 1954 du groupe Espace Italien et sa fusion l’année suivante avec le MAC de Milan (MAC- Espace) (45) peut être entrevue comme offrant la conclusion logique de toutes ces années de collaborations. Présidé par Gillo Dorflès, le MAC-Espace avait pour vice-président Enrico Prampolini, pour secrétaire Gianni Monnet, pour trésorier Bruno Munari ; les sections “édition”, “exposition”, “peinture”, “sculpture” et “architecture” étaient occupées respectivement par Luigi Veronesi, Mauricio Reggiani, Piero Dorazio, Nino Franchina,Tito Variso. Le président du bureau était Ettore Cola et ses membres Michelangelo Conte, Albino Galvano, Manlio Rho et Vittoriano Vigano (ce dernier avait construit la maison d’André Bloc sur les bords du Lac de Garde en 1956). L’expérience du MAC-Espace, si l’on considère les grandes manifestations qui encadrèrent la vie du groupe (46) (Esperimenti di Sintesi delle arti, galerie del Fiore, Milan, mai 1955 ; Prima Rassegna Nazionale di Arte Concreta, galerie Schettini, Milan, mars-avril 1957), s’avère plutôt décevante puisque toutes deux consistèrent en l’exposition simple de peintures et de sculptures. A l’inverse, les réalisations et initiatives multiples entreprises par le studio b24 (47) ,(le meilleur exemple est la maison expérimentale b24 (48) , qui fut conçue par les architectes Mario Ravegnani, Antonello Vincenti et Bobi Brunori et présentée à la Triennale de Milan en 1954) tout comme l’intense activité déployée par Bruno Munari dans les différents domaines de la création (design, typographie etc) en signifient la force prospective. Quant à la fusion du MAC-Espace, n’ayant débouché sur aucun véritable projet commun, elle semble avoir répondu surtout à la logique expansionniste mise en oeuvre par les deux associations depuis le début de leur existence (49) ; qu’André Bloc ait été à la suite de cette fusion le seul artiste français à avoir le privilège d’exposer à la galerie Del Fiore (50) est, à cet égard, des plus significatifs.

Réunis sous l’égide du groupe Allianz, les suisses avaient été rassemblés en 1948 à partir d’une sélection opérée par Richard Paul Lohse ; elle comprenait Max Bill, Walter Bodmer, Gertrud Debrunner, Theo Eble, Heinrich Eichmann, Hans Fischli, Jean Kohler, Leo Leuppi, Verena Loewensberg, Richard Paul Lohse, Meret Oppenheim, Jürg Spiller et Lili Erzinger. Absents en 1949, on retrouve les suisses en nombre l’année d’après, avec Gertrud Debrunner, Heinrich Eichmann, Lili Erzinger, Hans Fischli, Robert Salomon Gessner, Camille Graeser, Richard Paul Lohse, Verena Loewensberg (dans le cahier, seules étaient reproduites les oeuvres de Max Bill, Walter Bodmer et Theo Eble). Leur participation se limitera par la suite à la publication d’oeuvres dans le cahiers des Réalités Nouvelles (ainsi figurait dans celui de 1951 Heinrich Eichmann, Richard Paul Lohse et Camille Graeser, dans celui de 1952, Max Bill et Camille Graeser). La présence des concrets zurichois aux différents salons aura été l’occasion d’affirmer la spécificité de l’art concret, c’est à dire un art systématique dont les éléments, mathématiquement prédéterminés sont justifiés et contrôlables. Comme Serge Lemoine l’a souligné (51), ce n’aura pas été là l’objet de Tendances de l’art abstrait exposition qui s’était déroulée chez Denise René en 1948 et où l’on pouvait entrevoir, au milieu des oeuvres de Jean Arp, Jean Dewasne, Félix Del Marle, Jean Deyrolle, Émile Gilioli, Hans Hartung, Richard Mortensen et bien d’autres encore, celles de Max Bill et de Richard Paul Lohse. Le peu de lignes que consacra la revue Art d’aujourd’hui aux concrets zurichois ainsi que leur éviction de l’ouvrage de Julien Alvard, Roger van Gindertaël et Léon Degand Témoignages pour l’art abstrait, étaient tout aussi confondants. Il faudra attendre l’exposition organisée par le Musée national d’art moderne en 1960, L’art moderne suisse de Hodler à Klee pour voir réunies en nombre les sculptures de Max Bill.

La présence aux salons des mêmes années des deux principaux mouvements d’avant- garde d’Amérique latine et argentins d’origine, l’association Arte Concreto-Invencion et du groupe Arte Madi (52), aura été l’occasion de mesurer la capacité d’innovation que recélaient les différents systèmes légués par les concrets zurichois. Ces associations, crées simultanément en 1946, faisaient état des divergences qui étaient apparues au sein d’Arturo, groupe dont elles étaient issues et qui, par ailleurs, était très imprégné des préceptes constructivites de Torres-Garcia. Chef de fil d’Arte Concreto-Invencion et futur directeur de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (1956), Tomas Maldonado entendait radicaliser sa démarche en renouant avec les principes stricts de rigueur et d’analyse de l’art concret. Les oeuvres qu’exposèrent les peintres Lidy Prati, Alfredo Hlito, et le sculpteur Enio Iommi au salon des Réalités Nouvelles de 1948, proches dans leur conception de celles de Georges Vantongerloo et de Max Bill témoignent bien de cette réorientation. Quant aux peintures en reliefs de Juan Melé et de Yente Crenovich, ainsi qu’aux tableaux découpés de Manuel O Espinosa, s’ils ne trahissaient en rien la devise de Tomas Maldonado (“ne pas chercher, ne pas trouver : inventer”), s’apparentaient par leur liberté de conception d’avantage aux travaux du groupe Madi (que Juan Melé allait d’ailleurs bientôt rejoindre). Créé par Gyula Kosice, Carmelo Arden Quin et Rhod Rothfuss, ce groupe entendait dépasser les limites formelles de l’art concret en axant ses recherche sur la dynamique de l’invention : ainsi ses protagonistes substituèrent au support rectangulaire, le cadre polygonal, au statisme du plan, la transformabilité de la structure.

Ces innovations sonnaient le glas de la peinture traditionnelle ; elles posaient le problème du mouvement et de la manipulation, deux concepts fondamentaux qui allaient ouvrir la voie à l’art cinétique et participatif. Les oeuvres réunies par Gyula Kosice pour le salon de 1948 étaient fidèles à ces principes : peintures articulées d’Anibal Biedma (pseudonyme de Gyula Kosice), de Rhod Rothfuss et de Rasas Pet (pseudonyme de Carmelo Arden Quin) ; sculptures modulables et transformables de Juan Delmonte, de Gyula Kosice et de Maria Bresler ; mobiles de Rodolfo Uricchio. Bien que présent sous un pseudonyme, Carmelo Arden Quin, en raison des différents qu’il avait entre-temps eu avec Gyula Kosice, ne faisait pas parti de ce premier grand rassemblement Madi. Mais installé à Paris depuis 1948, il exposa un tableau polygonal aux Réalités Nouvelles dès l’année suivante, tandis que celle d’après il reconstitua ungroupe Madi avec Roger Neyrat, Roger Desserprit, Guy Lerein, Georges Sallaz, Pierre Alexandre, Marcelle Saint- Omer, Wolf Roitman, ainsi que les vénézuéliens Omar Carreno, Luis Guevara et Ruben Nunez. Exposant durant la première moitié des années cinquantes régulièrement au salon des Réalités Nouvelles, “les madistes de Paris” offrirent le meilleur aperçu de leurs travaux à l’occasion de celui de 1953 : tableaux polygonaux de Pierre Alexandre, Luis Guevara, Guy Lerein, et de Wolf Roitman ; sculptures animées par des moteurs électriques de Carmelo Arden Quin et de Ruben Nunez ; tableaux “optiques-vibrations” de Luis Guevara et de Ruben Nunez. Cette même année,Pol Bury avec ses Plans Mobiles (présentés en décembre 1953 à la galerie Apollo de Bruxelles), Yaacov Agam avec ses Signes pour un langage (montrés à la galerie Craven à la fin de l’année 1953) et Jean Tinguely avec ses Méta-mécaniques (exposés à la galerie Arnaud en mai 1954 puis en décembre au Studio b24) lançaient des tentatives analogues à celles des Madis. Ces oeuvres qui consistaient en l’agencement de formes géométriques élémentaires sur une surface monochrome, animées mécaniquement ou virtuellement, étaient vouées à une transformation permanente. Cette nouvelle géométrie cinétique allait être célébrée de manière retentissante en 1955 chez Denise René avec l’exposition Le Mouvement ; organisée par Victor Vasarély avec le soutien de Pontus Hulten, elle réunissait sous l’égide de Marcel Duchamp et d’Alexander Calder, les artistes Robert Jacobsen, Victor Vasarely Yaacov Agam, Pol Bury, Jesus Rafael Soto et Jean Tinguely (53).

Le vénézuélien Jesus Rafael Soto avait l’habitude de retrouver ses anciens compagnons de route Luis Guevara, Omar Carreno, Peran Erminy et Ruben Nunez à l’atelier collectif de la rue Froidevaux, baptisé “Centre de Recherches et d’Etudes Madi”. L’intérêt commun de ces artistes pour le phénomène de la vibration (54), trahissant l’énorme ascendant exercé par Lazslo Moholy-Nagy, les avait conduit à franchir la frontière de l’art systématique, et notamment à explorer les effets optiques que produisait l’utilisation répétée d’un même motif sur un fond monochrome (Ruben Nunez, Point-Contrepoint, 1951-1952 ; Luis Valera, Movimiento Chaplin, 1957 ; Jesus Rafael Soto, Progression, 1952). Ces expérimentations se rapprochaient de celles menées par des artistes exposant depuis le début des années cinquante au Salon des Réalités Nouvelles et défendus par la galerie Arnaud : Luc Bidoilleau, Albert Bitran, Horia Damian, Nicolas Ionesco, Georges Koskas, Charles Maussion ainsi que les américains Ellsworth Kelly et Jack Youngerman. Comme l’a en effet démontré Arnauld Pierre (55), les abstractions épurées de Georges Koskas, Charles Maussion, et de Luc Bidoilleau, jouant de la dissémination dans le plan de formes simples (points reliés ou non par des lignes, traits droits ou courbés) rejoignaient celles plus systématiques de Jesus Rafael Soto, Ruben Nunez et de Luis Valera ; au salon des Réalités Nouvelles de 1953, Jesus Rafael Soto, Horia Damian, Georges Koskas, et Charles Maussion présentèrent leurs oeuvres dans la même salle. Dans le même sens, l’emploi de méthodes non-compositionnelles, bien que souvent motivé par des préoccupations différentes, avait conduit Jesus Rafael Soto, Ellsworth Kelly et Jack Youngerman à des résultats très proches : Mur Optique de Jesus Rafael Soto (présenté au Salon des Réalité Nouvelles de 1952), Cité d’Ellsworth Kelly et Painting on two pannels de Jack Youngerman, montrent effectivement toutes trois la distribution de motifs géométriques au hasard (Ellsworth Kelly et Jack Yougerman) ou fragmentés (Jesus Rafael Soto) au sein de trames verticales matériellement marquées (ces tableaux résultent tous de l’assemblage de panneaux verticaux). Des parallèles peuvent également être établis entre Mouvements couleurs de Koskas et White relief d’Ellsworth Kelly : exactement contemporains (1950), ces deux reliefs, par leur monochromie et leur absence de composition, anticipaient d’une décennie les réalisation de la Nouvelle tendance, et plus particulièrement celles des groupes Nul et Zéro. Cette “précocité” heurta quelque peu la sensibilité du comité de sélection des Réalités Nouvelles : Ellsworth Kelly vit en effet son relief refusé en 1950 sous prétexte que ce n’était pas de l’art. Toutefois, la même année puis celle d’après, il avait pu exposer une série d’oeuvres inédites et qui offraient une interprétation originale des découvertes Madi : il s’agissait des reliefs aux contours découpés Wood Cutout with String I, II, III ainsi que du “paravent” La Combe II (56).

Tandis que pendant la première moitié des années cinquante les galeries Allendy, Arnaud, Suzanne Michel, de l’Odéon, et de manière moins méritoire, Denise René réunissaient ces artistes d’origines diverses (57), la Primera Muestra Internacional de Arte Abstracto organisée par la galerie Cuatro Muros de Caracas en 1952 dressait un premier bilan de leurs expériences (58). Ces artistes auront été en France, avec François et Vera Molnar, François Morellet, Servanes, mais aussi le brésilien Almir Mavignier (59), parmi les rares à comprendre l’alternative féconde que pouvait offrir un art systématique et sériel aux formules classiques de l’abstraction géométrique (60). D’autres comme Aurélie Nemours, Jean Leppien, André Heurteaux, Günter Fruhtrunk et Luc Peire suivront dans les années à venir, de manière plus ou moins durable et radicale, cette même voie. Avec Adolf Fleischmann, Jean Gorin, Marcelle Cahn, et dans une moindre mesure Pierre-Martin Guéret, Georges Folmer, Leo Breuer et Max Hermann Mahlmann, ils représenteront la tendance “dure” du Salon des Réalités Nouvelles. Celle-ci y sera, au cours des années cinquante et de manière très manifeste, durant les années soixante et soixante-dix, de plus en plus marginalisée ; en atteste la création d’une section “géométrisme” (61) en 1959, rebaptisée dans les années à venir “constructiviste”, “art concret”, “art constructif”, puis en 1977 “peinture”. Cette raréfaction, bien que tributaire de l’émergence de nouveaux mouvements artistiques (pop art, nouveau réalisme...), était néanmoins conséquente de la difficulté, voire de l’incapacité du salon à adopter, dès le début des années cinquante, une ligne de conduite cohérente. En effet, tandis que se posait de plus en plus la question de la qualité (et donc de la sélection) des oeuvres exposées, le salon fera tantôt preuve de sectarisme, tantôt de libéralisme. Alimenté par de nombreuses divisions internes, sectarisme, tantôt de libéralisme. Alimenté par de nombreuses divisions internes, ce sempiternel balancement conduira en 1956 aux démissions d’Olive Tamari, René Massat, Auguste Herbin et d’Antoine Pevsner ainsi qu’à un changement des statuts de l’association. Entendant fédérer les différentes tendances de l’art abstrait, le salon qui était désormais présidé par Robert Fontené, prit le titre de “Réalités Nouvelles - Nouvelles Réalités” et se donna pour but l’organisation d’ “expositions communément appelées Art abstrait”. Néanmoins, les refus dans les années qui suivirent de la participation du groupe Espagnol Equipo 57, de l’exposition d’un tableau monochrome d’Yves Klein et d’un tableau reposant sur l’établissement d’un système de François Morellet témoignaient d’une inaptitude à s’ouvrir aux formes nouvelles de l’abstraction. Les oeuvres de ces différents artistes, rejetées sous prétextes qu’elles ne présentaient pas de composition, manifestaient en elles bien d’autres projets. Portant atteinte à l’intégrité de la surface picturale, elles laissaient entrevoir la possibilité d’un art fondé sur la dématérialisation et la relation. Autant d’enjeux communs à la Nouvelle Tendance (62), mouvement créé en 1961 qui s’inscrivait dans une lignée concrète, cinétique, non dogmatique et dont certains des protagonistes avaient été liés, de près ou de loin, au Salon des Réalités Nouvelles.

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